Tribune de Gérard Mulliez : "Il est temps de réaffirmer la place centrale de l'humain"

16 juin 2020

Pour Gérard Mulliez, fondateur d’Auchan et ancien président-directeur général du Groupe Auchan, les acteurs économiques doivent plus que jamais être moteur du changement.

Tribune publiée dans Les Echos, le 16 juin 2020.

Il n’y a que quand on fait les choses que les choses changent.

Si le monde connaissait déjà des cahots, depuis quelques semaines, il est submergé par une crise qu’aucun n’avait même osé imaginer. Pourtant, bien avant le Covid-19, notre jeunesse avait pris conscience de bien d’autres menaces pesant sur « notre » modèle. Elle réclamait déjà des changements… et des actes pour agir face à la crise climatique, aux dérives du capitalisme financier ou à la montée des inégalités, ou encore pour repenser notre rapport au travail, nos modes de production, de distribution et de consommation.

Les nouvelles générations ont une vision du travail différente des précédentes. Elles réclament à juste titre une entreprise fondée sur le bon sens et qui aille dans le bon sens. Elles recherchent aussi la liberté d’entreprendre pour vivre avant tout des aventures humaines. Les grandes entreprises d’ailleurs ne les font plus autant rêver, la faute à une organisation au détriment de l’innovation et de l’expression de la liberté individuelle.

La rupture que réclame notre jeunesse est fondamentale. Lorsque les millennials interrogent la grande distribution, je veux les comprendre. Les entreprises vivent de ces remises en question nécessaires, même lorsqu’elles font mal. 

Quand j’ai créé Auchan en 1961, le contexte n’était pas le même. Notre projet était de donner accès à une alimentation abordable et abondante aux habitants de Roubaix (Nord) qui avaient tant souffert de la guerre. Désormais, la jeunesse nous réclame autre chose. Des produits bons et sains, locaux, pour une santé durable sans produits chimiques, au prix juste, certes, mais qui permettent aux producteurs de bien vivre et aux consommateurs d’avoir du plaisir.

Partage, patience et pérennité : l’humain au coeur.

Nos modes de production, de distribution et de consommation doivent accélérer leur réinvention. Faisons confiance aux jeunes pour le faire, et aidons-les ! Il est temps de réaffirmer la place centrale de l’humain dans l’entreprise et dans la société autour de trois valeurs simples : partage, patience et pérennité.

Le partage, d’abord, car on ne crée pas une entreprise pour soi… mais avec les autres et pour les autres. Au sein de l’entreprise, tout se partage : le savoir, le pouvoir, l’avoir et aussi l’être. Dès 1968, je me suis battu pour partager le capital avec les salariés, pour le management par l’autonomie et la responsabilisation. Je crois à l’efficacité du cerveau collectif : il y a plus d’intelligence dans deux têtes que dans une ! Il faut entreprendre ensemble et unis.

Pas plus que le pouvoir, le profit ne saurait être la fin ultime. Il est la récompense collective d’une performance collective. Il a vocation à être partagé et réinvesti dans l’entreprise. Pour cela, l’esprit d’économie doit être permanent pour assurer une croissance à long terme et créer des emplois.

Patience et pérennité, d’autre part : en matière d’entrepreneuriat, patience et temps long sont deux vertus que certains ont voulu faire oublier. La course au profit a remplacé l’attachement du créateur à ses équipes et à son projet. La frénésie de croissance, alimentée par des levées de fonds massives, s’est substituée à la recherche d’une croissance par les valeurs racines. Faire naître l’entreprise, l’aider à grandir, la développer, favoriser son essaimage, c’est ce cercle vertueux qui a fait vibrer la famille Mulliez dans le passé.

Ma passion, c’est d’aider au développement des hommes et des femmes qui sont dans nos entreprises afin de les conduire à devenir, à leur tour, chaque jour plus entreprenants dans leur métier, quel que soit leur niveau hiérarchique. Et ce, pour que chacun puisse avoir son territoire où exprimer ses intuitions et avoir le plaisir de les tester.

J’ai toujours été porté par la conviction que l’entreprise devait être utile aux gens et même au genre humain. Quand les nouvelles générations demandent aux entreprises d’être actrices du changement dont l’humanité a besoin, elles nous donnent le sens de l’histoire et surtout un nouveau souffle pour reconstruire le présent. Suivons-les désormais !